Non, l'intelligence collective n'est pas juste du brainstorming!

Anne-Laure Prévost, facilitatrice en intelligence collective, répond à nos questions pour apporter un éclairage sur ce qu'est l'intelligence collective

Anne-Laure PrévostPeux-tu nous expliquer ce qui caractérise l'intelligence collective?

L’intelligence collective ne se résume pas simplement à une somme des intelligences, quelque chose qui arrive lorsqu’on met des gens dans une pièce. Elle peut se déployer si on met les bons ingrédients, le bon cadre. 

Ce qui va émerger des échanges transcende ce que chacune des personnes amène pour laisser place à quelque chose qui n’était pas là initialement dans l’esprit de chaque participant·e.
 
L’intelligence collective est lopposé de la pensée de groupe. Ce n’est pas le groupe qui se laisse influencer mais c’est le groupe qui produit, fait émerger quelque chose qui lui est singulier. 

L’intelligence collective peut être activée ponctuellement, lors d’ateliers, au cours d’un projet pour viser une meilleure production, une meilleure inventivité, une meilleure créativité. Elle peut aussi être un mode de fonctionnement et nourrir une gouvernance d’organisation.

Quels sont les bénéfices pour une organisation à utiliser l’intelligence collective ?

La question n’est pas celle des bénéfices à utiliser l’intelligence collective mais plutôt : quels sont les bénéfices, à choisir, dans une situation donnée, de mettre à contribution un ensemble de personnes concernées par le sujet plutôt que décider tout seul dans son bureau? Ils sont multiples :

  • Adhésion : plus vous donnez voix au chapitre aux gens et plus ils/elles voient leurs idées s’incarner dans quelque chose de concret, plus ils /elles sont les premiers défenseur·e·s de cette idée.

  • Subsidiarité : redonner à l’échelon le plus concerné, le plus compétent, la latitude pour prendre des décisions qui auront un impact sur lui. L’intelligence collective peut permettre de rapprocher le réel du théorique et réduire l’écart entre les mesures hors sol et les choses qui font sens pour les personnes concernées.

  • Trouver des solutions plus vite et favoriser l’entraide : on va créer des synergies, trouver des solutions en partageant les points de vue, résoudre des problèmes complexes, se mettre dans la posture de l’autre pour mieux le comprendre. On va favoriser une culture d’entraide et de coopération.

  • Cohésion : c’est le groupe productif qui fait le groupe affectif. C’est parce qu’on travaille ensemble autour des mêmes choses que l’on découvre les personnes, leurs compétences, qu’on est amené à les estimer.

  • Alignement : un objectif peut être de faire prendre conscience de ce qui est déjà présent dans le groupe pour mettre en lumière ces endroits où le groupe converge, et le cas échéant, les écarts à réduire pour s’aligner.

  • Innovation : si on veut faire un atelier pour créer de l’innovation, l’intelligence collective peut être mise au service de cet objectif au travers de techniques type design thinking, brainstorming, etc. 
    Il faut bien avoir en tête que l’intelligence collective est avant tout un moyen mis au service d’une finalité (alignement des équipes, mise en place d’un plan d’action, innovation, etc.) qui doit être définie en amont.

Comment active-t-on l’intelligence collective d’un groupe?

Il faut d’abord une ou des intentions précises, et des objectifs associés. Savoir pourquoi on réunit des personnes et que cela leur soit explicité.

Il y a besoin d’un cadre sécurisant. Plus le cadre est clair, plus les individus vont ressentir une liberté qui va leur permettre de se mettre au travail dans la confiance. Ce cadre peut être co-défini et il est évolutif en fonction de la vie du groupe.

En sciences cognitives, des recherches ont prouvé que la composante essentielle du QI collectif n’est pas la somme des QI individuels mais l’intelligence émotionnelle du groupe. Ainsi, un cadre sécurisant pourra assurer à l’intelligence émotionnelle individuelle de s’exprimer et donc à l’intelligence émotionnelle du groupe de s’affirmer. C’est elle qui assure une qualité de communication entre tous les cerveaux présents et qui permet donc au super-cerveau, propre au groupe, de fonctionner.

La diversité des points de vue doit être cultivée car elle permet de contrer les biais cognitifs, la subjectivité, les lacunes de chacun·e.

A partir du moment où il y a du collectif, la question des rapports de pouvoir va se poser. Tout l’enjeu de l’intelligence collective c’est de passer du « pouvoir sur » au « pouvoir avec ».

La distribution des rôles (capture de ce qui est produit par le groupe, gardien du temps, ...) est donc clé. Il faut surtout quelqu’un pour tenir le cadre. C’est là qu’on en arrive au rôle du/de la facilitateur·trice qui va aider l’intelligence collective à émerger.

Pourquoi le rôle de facilitatrice est clé dans un atelier d’intelligence collective ?

Rôle de la facilitatrice



















Le premier rôle de la facilitatrice, avant même de réunir les gens, est de comprendre le contexte. Elle doit d’abord être une partenaire de conversation avec les commanditaires pour les aider à accoucher de leur intention. Il y a une dimension maïeutique pour aller tirer les fils, définir le plus précisément possible la finalité de l’atelier.
 
En amont, il y a aussi le rôle de co-design. La facilitatrice n’a pas la science infuse. Elle n’est pas experte du contenu mais du contenant. Son rôle va être de construire un déroulé qui va permettre à un groupe de cheminer par différentes étapes. La facilitatrice est là pour faire équipe avec le(s) commanditaire(s) et co-concevoir avec lui·elle ce cheminement, identifier ce qui est approprié selon le contexte, la problématique, en prenant par exemple en compte l’habitude des personnes à travailler en groupe.
 
Elle a également un rôle éthique en étant la gardienne d’une intégrité vis-à-vis des méthodes et des principes. Quand on parle de participatif, collaboratif, on n’est jamais très loin de la manipulation. Très souvent, il y a ce biais énorme de vouloir aller au point de consensus. Or, la facilitatrice est aussi là pour ne pas nier la complexité d’une situation et garder en lumière, avec sa posture méta (de prise de recul), les zones qui font moins consensus, qui sont à creuser et feront peut-être l’objet d’un autre accompagnement par la suite.
 
Une fois qu’on arrive au jour J de l’atelier, son rôle est d’être garante de l’émergence de ce qui se passe pendant l’atelier. En s’ancrant dans l’ici et maintenant, elle peut accueillir l’imprévu, créer des espaces de réflexivité, ajuster son design, repenser la séquence suivante pour faire de la place à ce qui a pu émerger. Avoir un œil partout et une oreille attentive sur ce qui va se passer pour le groupe.
 
Son rôle en animation est de tenir le cadre. Au lieu du cadre, on peut aussi parler de membrane de la cellule groupale. L’image de la membrane donne l’idée de quelque chose de plus souple qu’un cadre. C’est donc un ensemble de principes qui garantissent la sécurité, la contribution en confiance, l’authenticité pour que chacun·e se sente en capacité de faire profiter le groupe de ce qu’il·elle peut apporter. Et en même temps, la souplesse est clé. Le cadre est idéalement « opposable », c’est-à-dire que l’on peut y faire référence, dire quand il n’est pas respecté et le faire évoluer.  C’est important car les choses ne sont pas figées dans le vivant, et l’intelligence collective s’inspire grandement de ce qui est à l’œuvre dans le monde vivant et non-humain. La facilitatrice est en équilibre permanent entre  lâcher prise pour laisser le groupe avancer là où il doit aller, et tenir cette membrane pour donner un repère, sécuriser, remettre du sens.
 
Sans facilitatrice, le risque c’est que le groupe se perde dans des conjectures sans fin. C’est donc un moyen d’accélérer, de catalyser et de prendre soin. Ça ne veut pas dire que le projet va nécessairement aller 15 fois plus vite, mais son travail permet de tracer un chemin possible pour que le groupe aille un cran plus loin, plus rapidement, ou plus en profondeur et fasse le meilleur usage possible de ses ressources, pour le bénéfice de tous·tes.

Pourquoi le métier de facilitatrice te fait vibrer?

Je trouve très stimulante la relation de co-responsabilité qui s’établit avec le commanditaire qui sort du cadre habituel client/prestataire.

Surtout, j’aime être avec le groupe et sentir qu’il s’empare du processus d’intelligence collective qu’on a pu concevoir. Le/la facilitateur·trice s’efface et c’est le groupe qui prend le pouvoir, qui a compris dans quelle mécanique il pouvait créer, produire, itérer, se challenger. Il s’empare alors des outils et avance parfois bien plus loin que ce qu’on aurait projeté initialement.



Crédit photo Anne-Laure Prévost : VGrigas (WMF), CC BY-SA 3.0